Edito
L'arrivée des intelligences artificielles dans le monde de la musique devrait nous alerter sur au moins une chose, c’est que, au-delà de la question du réalisme, on passe à côté de l’essentiel. Mikey Shulman, le patron de Suno, a beau faire une sortie en déclarant en substance que c’est plus facile et amusant de rentrer une ligne de commande (le fameux prompt) dans son application que de suer sang et eau pour apprendre un instrument, créer un morceau et l’enregistrer, il oublie (volontairement) une chose : l’art est un moyen de communiquer entre humains. Placer un ordinateur entre les hommes, c’est retirer tout ce qui fait le sel de la chose. On avait déjà franchi un pas avec la musique enregistrée. L’arrivée des disc jockeys (qui ont tout de même été fichus de faire de la musique) avait déjà fait passer un cap. Celle des boîtes à rythmes et séquenceurs aussi, mais on s’en sortait (Marvin Gaye a bien réussi à faire groover une Roland TR-808). On pouvait même supporter la techno quand on savait qu’il y avait un humain derrière. Mais en 2025, quand on sait que des playlists entières d’artistes virtuels sont insérées sur les plateformes de streaming et que, manifestement, ça convient au plus grand nombre, on se dit que quelque chose est cassé entre nous et qu’il va falloir le restaurer au plus vite sous peine de voir notre passion se faire la malle avec ce qu’il reste de boomers sur la planète. Au passage, on se dit aussi que ce qui craint pour Shulman dans le fait de faire de la musique à la main, c’est surtout de devoir payer les artistes. À partir du moment où l’on a un intérêt financier à une chose, on n’est plus audible pour le reste. Vous voulez du rasoir d’Ockham, en voici un...
Ce pour quoi l’être humain est doué, c’est reconnaître un autre être humain, mais pour cela il a besoin de toutes les informations, verbales, non verbales et surtout de voir la personne en face de lui. L’homme (ou la femme) et le geste autant que le verbe. En nous connectant via des écrans, les géants de la tech ont branché des cerveaux nus entre eux sans la médiation des corps. Vouloir aller plus loin, c’est encore une fois planter des clous dans le cercueil de la musique (dans le meilleur des cas).
Le blues n’est pas une musique qui nous touche parce que les musiciens sont virtuoses, mais parce qu’ils arrivent, grâce à la musique, à nous faire ressentir leur peine, via un mécanisme fabuleux qui fait partie intégrante de notre cerveau : l’empathie. Retirez ça à l’homme et c’est un pantin sans âme. Alors oui, on a besoin de musique faite par notre prochain, de musique peut-être imparfaite sur le plan technique, peut-être pas exactement la musique qu’on avait envie d’entendre sur le moment, mais qui vient nous toucher au fond de notre être. On a besoin de voir la musique se faire, par des mains humaines, par des musiciens imparfaits.
C’est ce qui nous touche chez Dylan et qui explique que toute une génération l’a suivi, en raison de ce côté brut qui fait qu’il ne ressemble à personne. Ce qui nous plaît dans les belles guitares, c’est d’imaginer l’artisan qui a passé des heures à construire quelque chose de parfait avec les contraintes du corps et de la matière. Ce numéro 68 célèbre tout cela : la passion d’Hugues Aufray pour la musique de Dylan, la route de Jon Muq pour se trouver lui-même, les luthiers de notre beau pays et la musique dans ce qu’elle a de plus divers et surprenant. Bonne lecture.
Régis Savigny
Numéro N°68
7,90€